Dans l’univers professionnel, les stagiaires occupent une position particulièrement vulnérable. N’étant ni pleinement intégrés dans l’entreprise ni totalement protégés par le droit du travail, ils se trouvent dans un angle mort juridique qui les expose davantage aux comportements abusifs. Le harcèlement envers un stagiaire non reconnu constitue une réalité méconnue mais répandue dans le monde du travail. Cette zone grise juridique soulève des questions fondamentales sur la protection des personnes en formation professionnelle et les responsabilités des entreprises d’accueil. Nous analyserons les manifestations de ce phénomène, le cadre légal insuffisant, et les pistes d’action possibles pour mieux protéger ces travailleurs précaires.
La vulnérabilité particulière des stagiaires face au harcèlement professionnel
Les stagiaires occupent une position ambivalente dans l’environnement professionnel. À la fois apprenants et contributeurs, ils ne bénéficient pas du statut de salarié à part entière, ce qui les place dans une situation de dépendance et de fragilité accrue. Cette précarité statutaire constitue le terreau fertile pour des situations de harcèlement qui passent souvent inaperçues ou sont minimisées.
Le harcèlement moral envers les stagiaires prend des formes multiples : remarques dévalorisantes sur leurs compétences, isolement délibéré, tâches dégradantes sans lien avec leur formation, critiques permanentes et disproportionnées, ou encore humiliations publiques. Ces agissements sont d’autant plus pernicieux qu’ils s’exercent sur des personnes en début de carrière, souvent jeunes et désireuses de faire leurs preuves.
La position d’infériorité hiérarchique et statutaire des stagiaires les empêche fréquemment de dénoncer les comportements abusifs qu’ils subissent. La crainte de compromettre leur validation de stage, d’obtenir une mauvaise évaluation, ou de nuire à leurs perspectives d’embauche future constitue un puissant frein à la parole. Cette autocensure est renforcée par l’idée répandue que le stage constitue un « rite de passage » où certaines difficultés seraient normales, voire formatrices.
Les statistiques sur ce phénomène demeurent parcellaires, mais plusieurs études révèlent son ampleur inquiétante. Selon une enquête menée par l’Association nationale des stagiaires, près de 45% des stagiaires interrogés déclarent avoir subi des formes de harcèlement durant leur période de formation en entreprise. Le problème est d’autant plus préoccupant que ces chiffres sont probablement sous-estimés, en raison de la réticence des victimes à témoigner.
Les manifestations spécifiques du harcèlement envers les stagiaires
Le harcèlement envers les stagiaires présente certaines spécificités qui le distinguent des situations concernant les salariés permanents :
- L’instrumentalisation de la position d’apprenant pour justifier des critiques excessives
- L’attribution systématique de tâches sans valeur formative ni professionnelle
- L’absence d’accompagnement délibérée, plaçant le stagiaire en situation d’échec
- La menace implicite ou explicite sur la validation du stage
- L’exclusion des interactions professionnelles et sociales de l’équipe
La temporalité limitée du stage aggrave paradoxalement la situation : la brièveté de l’expérience incite la victime à « tenir bon » plutôt qu’à dénoncer les faits, dans l’espoir que la situation prendra fin avec le stage. Cette stratégie d’évitement renforce l’invisibilité du phénomène et perpétue un cycle de harcèlement qui pourra toucher les stagiaires suivants.
Le vide juridique : quand le droit du travail ne protège pas suffisamment
La protection juridique des stagiaires face au harcèlement se heurte à un obstacle majeur : leur statut hybride qui les exclut partiellement du champ d’application du Code du travail. En effet, le stagiaire n’est pas considéré comme un salarié au sens strict, mais comme un étudiant en formation. Cette distinction fondamentale entraîne des conséquences significatives sur le plan de la protection contre le harcèlement.
Si les articles L.1152-1 et L.1153-1 du Code du travail définissent et interdisent respectivement le harcèlement moral et sexuel dans le cadre professionnel, leur application aux stagiaires reste ambiguë. La jurisprudence en la matière demeure limitée et inconstante, créant une insécurité juridique préjudiciable aux victimes. Dans plusieurs décisions, les tribunaux ont refusé d’appliquer les protections contre le harcèlement aux stagiaires, considérant qu’ils ne relevaient pas du droit du travail stricto sensu.
La loi du 10 juillet 2014 relative à l’encadrement des stages a certes apporté des avancées significatives concernant la durée maximale des stages, leur gratification ou l’interdiction des tâches dangereuses. Toutefois, elle reste muette sur la question spécifique du harcèlement, laissant persister une zone d’ombre juridique. Cette lacune législative s’avère d’autant plus problématique que les stagiaires constituent une population particulièrement exposée aux risques de comportements abusifs.
En l’absence de dispositions spécifiques dans le Code du travail, les victimes pourraient théoriquement se tourner vers le droit pénal, notamment l’article 222-33-2 qui réprime le harcèlement moral. Toutefois, cette voie s’avère particulièrement difficile à emprunter pour un stagiaire : charge de la preuve élevée, longueur des procédures, coût financier, et risque d’impact négatif sur sa carrière naissante. La perspective pénale, bien que théoriquement accessible, reste donc largement illusoire dans la pratique.
La convention de stage : un outil juridique insuffisant
La convention de stage, document contractuel liant l’étudiant, l’établissement de formation et l’organisme d’accueil, constitue le principal cadre juridique de la relation de stage. Or, cet instrument s’avère généralement insuffisant pour protéger efficacement le stagiaire contre le harcèlement :
- Absence fréquente de clauses spécifiques concernant la prévention et le traitement du harcèlement
- Mécanismes de médiation ou de résolution des conflits rarement prévus
- Flou sur les responsabilités respectives de l’établissement de formation et de l’organisme d’accueil
- Difficulté à rompre la convention sans préjudice pour le parcours de formation
Cette faiblesse contractuelle, conjuguée au vide législatif, place les stagiaires dans une situation de grande vulnérabilité juridique face aux comportements harcelants. Le déséquilibre de pouvoir inhérent à la relation de stage se trouve ainsi renforcé par l’absence de protections légales explicites et efficaces.
Les conséquences psychosociales du harcèlement sur les stagiaires
Les effets du harcèlement professionnel sur les stagiaires dépassent largement le cadre temporel et spatial du stage lui-même. Les répercussions psychologiques peuvent s’avérer profondes et durables, marquant parfois l’ensemble du parcours professionnel de la victime. Cette dimension est d’autant plus préoccupante que le stage constitue souvent une première immersion significative dans le monde du travail.
Sur le plan psychologique, les stagiaires harcelés développent fréquemment des symptômes caractéristiques du stress post-traumatique : anxiété chronique, troubles du sommeil, perte de confiance en soi, sentiment d’incompétence, voire dépression. La psychiatre Marie Pezé, spécialiste de la souffrance au travail, souligne que « le traumatisme est d’autant plus violent que la victime se trouve en situation d’apprentissage, à un moment où elle construit son identité professionnelle ». Cette fragilisation identitaire peut avoir des conséquences à très long terme sur la santé mentale et l’épanouissement professionnel.
Le harcèlement subi pendant un stage peut entraîner une remise en question profonde du choix d’orientation professionnelle. Des études menées par l’Observatoire de la vie étudiante montrent qu’environ 20% des étudiants ayant vécu une expérience traumatisante en stage envisagent une réorientation, parfois radicale. Cette déstabilisation du projet professionnel représente un coût humain et social considérable, tant pour les individus concernés que pour la collectivité.
Les conséquences s’étendent au-delà de la sphère professionnelle, affectant les relations sociales et familiales des victimes. L’isolement, la perte d’estime de soi et les symptômes dépressifs altèrent la capacité à maintenir des liens sociaux équilibrés. Le psychologue Christophe Dejours parle à cet égard d’une « contamination » de l’ensemble des sphères de vie par la souffrance professionnelle, phénomène particulièrement marqué chez les jeunes professionnels dont les mécanismes de défense psychique sont encore en construction.
L’impact sur la construction de l’identité professionnelle
Le stage représente une étape fondamentale dans la construction de l’identité professionnelle. Il permet non seulement d’acquérir des compétences techniques, mais aussi d’intérioriser des normes, des valeurs et des comportements propres à un univers professionnel. Lorsque cette expérience est marquée par le harcèlement, ce processus de socialisation professionnelle se trouve profondément perturbé.
- Intériorisation de modèles relationnels toxiques
- Développement d’une méfiance excessive envers l’autorité hiérarchique
- Difficulté à s’affirmer dans des contextes professionnels ultérieurs
- Normalisation de comportements abusifs perçus comme inhérents au monde du travail
Cette distorsion de la représentation du monde professionnel peut conduire à deux attitudes opposées mais également problématiques : soit un retrait défensif (évitement des responsabilités, minimalisme professionnel), soit une reproduction des comportements toxiques observés (le harcelé devenant potentiellement harceleur). Dans les deux cas, l’expérience traumatique du stage altère durablement la relation au travail et aux autres.
Responsabilités partagées : établissements d’enseignement et organisations d’accueil
Face aux situations de harcèlement visant les stagiaires, la question de la responsabilité se pose avec acuité. La configuration triangulaire spécifique au stage – impliquant l’étudiant, l’établissement de formation et l’organisme d’accueil – complexifie l’identification des obligations de chacun et dilue parfois les responsabilités.
Les établissements d’enseignement ont une responsabilité fondamentale dans la préparation, le suivi et la protection de leurs étudiants en stage. Cette obligation se manifeste à plusieurs niveaux : vérification préalable de la qualité de l’environnement d’accueil, désignation d’un enseignant référent accessible et formé, mise en place de dispositifs d’alerte adaptés, et intervention rapide en cas de signalement. Or, dans la pratique, ces obligations sont souvent traitées de manière formelle plus que substantielle.
Une étude menée par le Centre de recherche sur l’éducation et l’emploi révèle que 68% des étudiants estiment que leur établissement ne leur a pas fourni d’informations suffisantes sur leurs droits et les recours possibles en cas de difficultés pendant leur stage. Plus préoccupant encore, 73% des étudiants ayant signalé des problèmes à leur enseignant référent jugent que le suivi de leur situation a été insuffisant ou inexistant.
Du côté des organisations d’accueil, la responsabilité juridique en matière de prévention des risques psychosociaux, dont le harcèlement, devrait théoriquement s’appliquer à toutes les personnes travaillant sous leur autorité, y compris les stagiaires. L’article L.4121-1 du Code du travail impose à l’employeur une obligation générale de sécurité qui pourrait servir de fondement à une protection des stagiaires. Toutefois, l’ambiguïté du statut de ces derniers conduit souvent à une application restrictive de ces dispositions.
Le maître de stage, figure centrale du dispositif, se trouve investi d’une double mission parfois contradictoire : celle d’encadrer et d’évaluer le stagiaire, tout en garantissant sa protection. Cette position délicate peut générer des conflits d’intérêts, notamment lorsque le harcèlement émane de collègues proches ou de supérieurs hiérarchiques. Dans certains cas, le maître de stage peut lui-même être à l’origine des comportements abusifs, ce qui neutralise totalement le mécanisme de protection prévu par la convention.
Le rôle des acteurs tiers dans la prévention et la détection
Face aux limites des dispositifs institutionnels, d’autres acteurs peuvent jouer un rôle significatif dans la protection des stagiaires :
- Les représentants du personnel (délégués syndicaux, membres du CSE), dont le mandat pourrait s’étendre à la vigilance concernant les conditions d’accueil des stagiaires
- Les services de santé au travail, susceptibles d’identifier des situations de souffrance lors des visites médicales
- Les associations étudiantes et réseaux d’anciens, qui peuvent constituer des espaces de parole et d’alerte
- L’inspection du travail, dont l’intervention reste possible mais complexe en raison du statut hybride des stagiaires
L’efficacité de ces acteurs tiers dépend largement de leur sensibilisation à la problématique spécifique du harcèlement des stagiaires et de leur capacité à surmonter les obstacles institutionnels et psychologiques qui entravent les signalements.
Vers une meilleure protection juridique et organisationnelle des stagiaires
Face aux lacunes du cadre actuel, plusieurs pistes d’évolution se dessinent pour renforcer la protection des stagiaires contre le harcèlement. Ces transformations nécessaires concernent tant le cadre législatif que les pratiques organisationnelles et pédagogiques.
Sur le plan juridique, une clarification explicite du Code du travail s’impose pour inclure sans ambiguïté les stagiaires dans le champ des protections contre le harcèlement moral et sexuel. Cette évolution législative pourrait prendre la forme d’un article spécifique précisant que les dispositions des articles L.1152-1 et L.1153-1 s’appliquent aux personnes en stage ou en formation dans l’entreprise. Une telle modification lèverait l’incertitude jurisprudentielle actuelle et offrirait aux victimes un fondement juridique solide.
Le renforcement du contenu obligatoire des conventions de stage constitue une autre voie prometteuse. L’inclusion systématique de clauses détaillées concernant la prévention du harcèlement, les procédures de signalement et les mécanismes de médiation permettrait de sensibiliser l’ensemble des parties et de formaliser les engagements réciproques. Ces conventions pourraient prévoir explicitement la possibilité pour le stagiaire de mettre fin au stage sans préjudice pour son cursus en cas de harcèlement avéré.
Les établissements d’enseignement ont un rôle déterminant à jouer dans cette évolution. La mise en place de formations spécifiques à destination des enseignants référents, la création de cellules d’écoute dédiées aux stagiaires en difficulté, et le développement d’outils d’évaluation qualitative des lieux de stage constitueraient des avancées significatives. Certaines écoles pionnières ont déjà mis en place des « chartes de qualité des stages » incluant des engagements précis en matière de prévention du harcèlement.
Du côté des organisations d’accueil, l’intégration explicite des stagiaires dans les politiques de prévention des risques psychosociaux s’avère nécessaire. Cette démarche inclut la sensibilisation des équipes accueillantes, la formation des maîtres de stage, et la mise à disposition d’outils de signalement accessibles et confidentiels. Les entreprises les plus avancées sur ces questions développent des programmes de mentorat croisé, où le stagiaire bénéficie d’un référent distinct de son évaluateur direct.
Bonnes pratiques et initiatives inspirantes
Plusieurs initiatives méritent d’être signalées pour leur caractère novateur et leur potentiel de généralisation :
- Le programme « Stage sécurisé » développé par certaines universités, qui inclut un système d’alerte anonyme et un accompagnement psychologique pour les stagiaires en souffrance
- Les « référents harcèlement » spécifiquement formés pour accompagner les stagiaires, mis en place dans plusieurs grandes écoles
- Les « réseaux de veille » entre stagiaires d’une même promotion, favorisant l’échange d’expériences et l’identification précoce des environnements problématiques
- Les « labels qualité stage » attribués aux organisations respectant un cahier des charges exigeant en matière de conditions d’accueil et de prévention du harcèlement
Ces dispositifs innovants témoignent d’une prise de conscience progressive des enjeux spécifiques liés à la protection des stagiaires contre le harcèlement. Leur efficacité repose sur une approche systémique impliquant l’ensemble des parties prenantes dans une démarche de prévention active.
Briser le silence : témoignages et actions collectives
La lutte contre le harcèlement des stagiaires passe nécessairement par une rupture du silence qui entoure ces situations. Les témoignages individuels et les mobilisations collectives jouent un rôle déterminant dans la reconnaissance du problème et l’évolution des pratiques.
Les récits de stagiaires ayant subi du harcèlement révèlent des constantes troublantes : l’isolement face à la situation, la minimisation par l’entourage professionnel, la difficulté à nommer les faits, et l’absence de recours efficaces. Comme en témoigne Sarah M., ancienne stagiaire dans une agence de communication : « Pendant six mois, j’ai subi des remarques humiliantes quotidiennes sur mon physique, mes compétences, mon avenir professionnel. Quand j’ai tenté d’en parler à mon maître de stage, il m’a répondu que c’était ‘le bizutage normal du métier’ et que je devais m’endurcir. Mon école m’a simplement proposé de changer de stage, ce qui aurait signifié perdre six mois de formation. »
Ces témoignages individuels trouvent progressivement des espaces d’expression collective, notamment sur les réseaux sociaux. Des hashtags comme #StagiairesPasCibles ou #BalanceTonStage ont permis de fédérer des centaines de récits similaires, contribuant à une prise de conscience de la dimension systémique du problème. Ces mouvements virtuels débouchent parfois sur des actions concrètes, comme la création d’associations de défense des stagiaires ou l’organisation de groupes de parole.
L’émergence d’associations spécialisées dans la défense des droits des stagiaires marque une étape significative dans la structuration de la lutte contre le harcèlement. Des organisations comme « Droits des Stagiaires » ou « SOS Stages » proposent des permanences juridiques, des ressources documentaires et un accompagnement personnalisé aux victimes. Elles mènent parallèlement un travail de plaidoyer auprès des pouvoirs publics pour faire évoluer le cadre législatif.
Les actions en justice, bien que rares, commencent à dessiner une jurisprudence plus favorable aux stagiaires. L’affaire emblématique jugée par le Conseil de Prud’hommes de Lyon en 2019 a reconnu pour la première fois l’applicabilité des dispositions sur le harcèlement moral à une stagiaire, ouvrant une brèche juridique significative. Cette décision, confirmée en appel, pourrait constituer un précédent important pour les futures victimes souhaitant obtenir réparation.
Stratégies de résilience et reconstruction professionnelle
Au-delà de la dénonciation et de la réparation, la question de la résilience des stagiaires victimes de harcèlement mérite une attention particulière :
- L’accompagnement psychologique spécifique, tenant compte du contexte particulier du stage et de ses enjeux formatifs
- La reconstruction d’une confiance professionnelle, notamment par des expériences positives encadrées
- La valorisation de l’expérience difficile comme source d’apprentissage sur les dynamiques organisationnelles
- L’engagement dans des réseaux d’entraide entre anciens stagiaires, transformant l’expérience individuelle en ressource collective
Ces démarches de reconstruction, bien qu’individuelles, s’inscrivent dans une dynamique sociale plus large de remise en question des rapports de pouvoir dans les organisations. Comme le souligne la sociologue Dominique Méda, « la parole des stagiaires harcelés constitue un révélateur puissant des dysfonctionnements organisationnels et des abus de pouvoir qui peuvent exister dans certains milieux professionnels. »
Repenser fondamentalement la place et la protection des stagiaires
La problématique du harcèlement des stagiaires non reconnu nous invite à une réflexion plus profonde sur la place accordée à ces travailleurs en formation dans notre société. Au-delà des aménagements juridiques et organisationnels nécessaires, c’est tout un paradigme qu’il convient de questionner.
La vulnérabilité particulière des stagiaires face au harcèlement révèle les failles d’un système qui valorise théoriquement la formation et l’apprentissage, mais tolère dans les faits des pratiques d’exploitation et d’abus. Cette contradiction témoigne d’une vision instrumentale du stage, réduit à un passage obligé ou à une main-d’œuvre bon marché, plutôt que considéré comme un véritable temps de transmission et de construction professionnelle.
Face à ce constat, plusieurs transformations profondes s’imposent. D’abord, une revalorisation statutaire des stagiaires, qui passerait par une clarification de leurs droits et une meilleure intégration dans le droit commun du travail, tout en préservant la spécificité pédagogique du stage. Cette évolution nécessite un changement législatif, mais plus fondamentalement une transformation des représentations collectives sur la valeur et la dignité du travail en formation.
Ensuite, une refondation de la relation pédagogique en entreprise, avec une réflexion approfondie sur le rôle, la formation et l’évaluation des maîtres de stage. L’encadrement d’un stagiaire ne devrait pas être perçu comme une charge administrative accessoire, mais comme une mission valorisée, exigeant des compétences spécifiques et une éthique professionnelle irréprochable. Certaines entreprises pionnières ont mis en place des parcours de certification pour leurs tuteurs, reconnaissant ainsi la dimension professionnelle de cette fonction.
Enfin, un renforcement du dialogue entre le monde académique et le monde professionnel apparaît indispensable pour construire une vision partagée et cohérente du stage. Les comités de liaison école-entreprise pourraient être investis d’une mission spécifique concernant la prévention du harcèlement et le bien-être des stagiaires, avec des évaluations régulières des dispositifs mis en place.
Pour une éthique renouvelée de l’accueil des stagiaires
Au-delà des aspects juridiques et organisationnels, l’enjeu fondamental réside dans la construction d’une véritable éthique de l’accueil des stagiaires :
- Reconnaissance de la vulnérabilité inhérente à la position d’apprenant et protection accrue qui en découle
- Valorisation de la transmission des savoirs et des compétences comme composante essentielle de l’identité professionnelle
- Développement d’une culture organisationnelle où le respect et la bienveillance ne sont pas perçus comme des faiblesses mais comme des conditions de performance collective
- Intégration de la qualité de l’accueil des stagiaires comme critère d’évaluation de la responsabilité sociale des entreprises
Cette éthique renouvelée implique un changement profond des mentalités, où le stagiaire ne serait plus considéré comme un élément périphérique ou temporaire de l’organisation, mais comme un membre à part entière de la communauté professionnelle, méritant à ce titre respect et protection contre toute forme de harcèlement ou de maltraitance.
Le philosophe Emmanuel Levinas nous rappelle que « la responsabilité envers autrui s’accroît avec la fragilité de cet autrui ». Cette maxime pourrait inspirer une nouvelle approche de la relation aux stagiaires, fondée sur une responsabilité éthique proportionnée à leur vulnérabilité statutaire et à leur position d’apprentissage.
