Successions numériques : qui hérite de vos cryptomonnaies ?

La possession d’actifs numériques, notamment les cryptomonnaies, soulève des questions juridiques inédites quant à leur transmission post-mortem. À la différence des biens traditionnels, ces actifs virtuels ne s’inscrivent pas automatiquement dans le cadre successoral classique. Leur nature décentralisée, leur protection par clés cryptographiques et l’absence d’intermédiaires institutionnels compliquent significativement leur transmission. Le droit français, comme celui de nombreux pays, peine encore à s’adapter à ces nouveaux enjeux patrimoniaux. Cette situation crée un vide juridique où des millions d’euros en Bitcoin, Ethereum et autres jetons numériques risquent de devenir inaccessibles après le décès de leur propriétaire.

Le statut juridique des cryptoactifs en droit successoral français

Le droit successoral français traditionnel se trouve confronté à un défi majeur face aux cryptomonnaies. Ces dernières constituent une forme de propriété atypique qui ne correspond pas aux catégories juridiques préexistantes. Depuis l’arrêt du 26 février 2020, la Cour de cassation a reconnu le Bitcoin comme un bien meuble incorporel, lui conférant ainsi un statut juridique défini. Cette qualification permet théoriquement d’intégrer les cryptoactifs dans la succession au même titre que d’autres biens immatériels.

Néanmoins, cette reconnaissance ne résout pas toutes les difficultés. En matière fiscale, l’administration considère les cryptomonnaies comme des actifs imposables soumis aux droits de succession. Selon l’article 750 ter du Code général des impôts, ces actifs font partie de l’assiette taxable lors d’une transmission par décès, au même titre que les valeurs mobilières. La valorisation de ces actifs pose toutefois un problème épineux en raison de leur volatilité extrême. Quelle date retenir pour établir leur valeur ? Celle du décès, de la déclaration de succession, ou de la transmission effective ?

Par ailleurs, la question de la territorialité des cryptoactifs reste floue. Où sont-ils localisés juridiquement ? Sur les serveurs hébergeant la blockchain ? Au domicile du défunt ? Cette question n’est pas anodine car elle détermine la loi applicable en cas de succession internationale. Le règlement européen sur les successions (n°650/2012) prévoit l’application de la loi de la résidence habituelle du défunt, mais certains pays qualifient différemment ces actifs numériques.

La jurisprudence commence progressivement à se construire. Le tribunal de grande instance de Paris a ainsi jugé en 2019 que les cryptomonnaies constituent des biens meubles incorporels soumis aux règles classiques de dévolution successorale. Cette décision confirme que les héritiers ont des droits sur ces actifs, mais ne résout pas la question pratique de leur accès. Le notaire chargé de la succession doit désormais intégrer ces éléments dans l’inventaire successoral, mais se heurte souvent à l’impossibilité technique d’y accéder.

L’obstacle technique : accès et récupération des cryptoactifs

Le principal défi de la transmission des cryptomonnaies réside dans leur système d’accès. Contrairement aux comptes bancaires traditionnels, l’accès aux portefeuilles de cryptomonnaies nécessite des clés privées – longues séquences alphanumériques que leur propriétaire est souvent le seul à connaître. Sans ces clés, les actifs demeurent techniquement inaccessibles, même pour les héritiers légitimes. Cette réalité technique transcende le cadre juridique : même avec un jugement reconnaissant leurs droits, les héritiers restent impuissants face à cette barrière cryptographique.

Les solutions de stockage varient considérablement et influencent directement les possibilités de transmission. Les portefeuilles froids (hardware wallets comme Ledger ou Trezor) nécessitent à la fois l’accès physique au dispositif et la connaissance d’un code PIN. Les portefeuilles chauds (applications en ligne) requièrent des identifiants et mots de passe. Certains utilisateurs optent pour des solutions encore plus sécurisées comme les phrases mnémoniques de récupération (seed phrases) de 12 à 24 mots, parfois divisées et stockées en plusieurs lieux physiques.

Les plateformes d’échange centralisées comme Binance ou Coinbase offrent une voie potentiellement plus accessible pour les héritiers. Ces entreprises disposent généralement de procédures de succession permettant, sur présentation d’un certificat de décès et d’actes notariés, de transférer les actifs aux ayants droit. Toutefois, cette solution contrevient à l’esprit décentralisé des cryptomonnaies et expose les utilisateurs aux risques d’insolvabilité ou de piratage de ces plateformes.

A lire également  Obligation du parent qui a la garde

Des études récentes estiment qu’environ 4 millions de bitcoins (soit près de 20% de tous les bitcoins) sont déjà perdus à jamais, en partie à cause de décès sans transmission des clés d’accès. Cette situation a conduit à l’émergence de services spécialisés dans la récupération cryptographique post-mortem. Ces entreprises proposent des solutions techniques variées, depuis des coffres-forts numériques jusqu’à des systèmes automatisés de transmission conditionnelle des clés.

Face à ces obstacles techniques, certains détenteurs mettent en place des systèmes de partage de secret (comme le schéma de Shamir) qui permettent de diviser une clé privée en plusieurs fragments, dont seule une combinaison prédéfinie permet la reconstitution. Ces solutions techniques sophistiquées nécessitent toutefois une planification minutieuse et une compréhension approfondie des mécanismes cryptographiques.

Planification successorale et outils juridiques adaptés

La planification successorale des cryptoactifs requiert une approche hybride, combinant des solutions techniques et juridiques. Le testament demeure l’outil juridique fondamental pour exprimer ses volontés quant à la transmission de ces actifs. Toutefois, un testament classique présente des limites significatives. Mentionner directement des clés privées dans un testament constitue un risque de sécurité majeur, car ce document devient accessible à plusieurs personnes lors de son ouverture.

Une approche plus sécurisée consiste à utiliser un testament numérique distinct du testament classique. Ce document, qui n’a pas la même valeur légale qu’un testament authentique, contient les instructions techniques pour accéder aux cryptoactifs. Il peut être conservé chez un tiers de confiance comme un notaire ou un avocat spécialisé, dans une enveloppe scellée qui ne sera ouverte qu’en présence des héritiers désignés après vérification du décès.

Le mandat posthume, prévu par les articles 812 à 812-7 du Code civil, offre une solution intéressante. Ce dispositif permet de désigner une personne techniquement compétente qui sera chargée spécifiquement de récupérer et transférer les cryptoactifs aux héritiers. Ce mandataire, souvent un expert en cryptographie, reçoit les instructions nécessaires pour accéder aux portefeuilles sans pour autant connaître les clés privées du vivant du mandant.

Les contrats intelligents (smart contracts) représentent une innovation prometteuse. Ces programmes autonomes exécutés sur une blockchain peuvent être configurés pour transférer automatiquement des cryptoactifs à des bénéficiaires désignés suite à certains déclencheurs, comme l’absence d’activité pendant une période définie ou la confirmation du décès par des oracles (sources d’information externes fiables). Des plateformes comme Ethereum permettent déjà d’implémenter de tels mécanismes.

  • Conservation sécurisée des informations d’accès via des services spécialisés comme Dead Man’s Switch ou Legacy Suite
  • Utilisation de coffres-forts numériques avec authentification multifactorielle et procédures de récupération

Certains détenteurs optent pour des fiducies ou trusts spécifiquement créés pour leurs actifs numériques. Bien que le trust soit moins développé en droit français que dans les pays anglo-saxons, la fiducie (articles 2011 à 2030 du Code civil) peut constituer un véhicule adapté. Le fiduciaire reçoit les instructions techniques et juridiques nécessaires pour gérer et transmettre les cryptoactifs selon les conditions définies par le constituant.

Le rôle des intermédiaires et des plateformes d’échange

Les plateformes d’échanges centralisées jouent un rôle ambivalent dans la transmission successorale des cryptomonnaies. D’un côté, elles simplifient l’accès aux actifs numériques pour les héritiers grâce à des procédures institutionnalisées. De l’autre, elles représentent une forme de recentralisation contraire à la philosophie originelle des cryptomonnaies et introduisent des risques spécifiques.

Les principales plateformes comme Coinbase, Kraken ou Binance ont développé des procédures de succession qui requièrent généralement un ensemble de documents : certificat de décès, testament, ordonnance du tribunal ou attestation notariale, pièces d’identité des héritiers. Chaque plateforme applique ses propres règles, certaines exigeant une ordonnance judiciaire spécifique avant tout transfert d’actifs. Ces procédures peuvent s’avérer longues (souvent plusieurs mois) et coûteuses, particulièrement dans un contexte international.

A lire également  Que faire dans un cas d’une urgence médicale ?

Du point de vue juridique, la relation entre l’utilisateur et la plateforme est régie par les conditions générales d’utilisation que peu d’utilisateurs lisent attentivement. Ces contrats d’adhésion contiennent souvent des clauses concernant le décès du titulaire du compte, mais leur validité peut être contestée au regard du droit français, notamment lorsqu’elles contreviennent aux règles d’ordre public en matière successorale.

La localisation géographique des plateformes soulève d’importantes questions de conflits de lois. Une plateforme basée à Singapour ou aux Seychelles appliquera-t-elle une décision d’un tribunal français ? La réponse varie considérablement selon les juridictions et les accords internationaux existants. Cette incertitude juridique constitue un risque supplémentaire pour les héritiers qui pourraient se trouver dans l’impossibilité pratique de faire valoir leurs droits.

Les plateformes décentralisées (DEX) comme Uniswap ou SushiSwap posent des défis encore plus complexes. N’étant pas gérées par une entité identifiable mais par des protocoles autonomes, elles n’offrent aucun recours institutionnel en cas de décès du détenteur. Les actifs stockés sur ces plateformes ne peuvent être récupérés que si les héritiers disposent des clés privées du portefeuille connecté.

Face à ces enjeux, de nouveaux intermédiaires spécialisés émergent. Des services comme Clocr, Directive.io ou DigiPulse proposent des solutions de transmission sécurisée spécifiquement conçues pour les actifs numériques. Ces services combinent généralement des mécanismes de détection d’inactivité, de vérification du décès et de distribution sécurisée des informations d’accès aux bénéficiaires désignés. Leur cadre juridique reste toutefois incertain, particulièrement concernant la reconnaissance de leur validité par les tribunaux.

L’horizon de la régulation : vers un cadre juridique adapté

L’inadéquation entre le droit successoral traditionnel et les réalités technologiques des cryptoactifs appelle une évolution législative significative. Plusieurs juridictions ont commencé à adapter leur cadre juridique pour répondre à ces nouveaux défis. Aux États-Unis, la Uniform Law Commission a proposé le « Revised Uniform Fiduciary Access to Digital Assets Act » (RUFADAA), adopté par plus de 40 États, qui établit des règles claires pour l’accès des fiduciaires aux actifs numériques, y compris les cryptomonnaies.

En France, la loi PACTE de 2019 a marqué une première étape en reconnaissant officiellement les actifs numériques et en créant un cadre pour les prestataires de services sur ces actifs (PSAN). Toutefois, cette législation reste insuffisante concernant spécifiquement les aspects successoraux. Une réforme du droit des successions intégrant pleinement la dimension numérique semble nécessaire pour garantir la sécurité juridique tant des détenteurs que de leurs héritiers.

L’Union européenne, avec son règlement MiCA (Markets in Crypto-Assets), en cours d’élaboration, pourrait contribuer à harmoniser les approches nationales. Ce texte prévoit notamment des obligations pour les prestataires de services concernant la protection des consommateurs, ce qui pourrait inclure des dispositions sur la continuité d’accès en cas de décès. Une approche coordonnée au niveau européen faciliterait grandement la gestion des successions transfrontalières impliquant des cryptoactifs.

Les notaires, acteurs centraux du processus successoral en France, doivent s’adapter à ces nouveaux enjeux. La Chambre des Notaires a récemment mis en place des formations spécifiques sur les cryptomonnaies et leur intégration dans les successions. Certains notaires se spécialisent dans ce domaine émergent, développant une expertise technique qui complète leur savoir juridique traditionnel.

Des innovations juridiques sont proposées par certains experts, comme la création d’un statut spécifique pour les clés cryptographiques, distinct de celui des biens qu’elles permettent d’accéder. Ce statut pourrait s’inspirer du régime des données personnelles tout en reconnaissant leur fonction patrimoniale unique. D’autres suggèrent l’établissement d’un registre public où les détenteurs pourraient déclarer l’existence (mais non la nature ou la valeur) de leurs cryptoactifs, facilitant ainsi leur inclusion dans l’inventaire successoral.

La technologie blockchain elle-même pourrait offrir des solutions. Les identités numériques souveraines et les systèmes d’héritage programmables directement dans les protocoles blockchain représentent des pistes prometteuses. Ces innovations technologiques nécessitent toutefois un cadre juridique adapté pour garantir leur reconnaissance par les tribunaux et leur intégration harmonieuse dans le système successoral existant.